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Bienvenue au club

Je devais être en terminale quand j'ai lu mon premier Jonathan Coe, Testament à l'anglaise. J'en avais conservé un souvenir ému, celui d'un roman policier et d'une fresque sociale sur fond d'Angleterre des années Thatcher. La lecture avait été facile, prenante, instructive pour quiconque, comme moi, ne maîtrisait pas les tenants et aboutissants du contexte politique. Cet été, en décidant de lire autre chose qu'un bon vieux classique, j'ai croisé Bienvenue au club au détour d'une librairie. J'ai voulu voir si, huit ans d'études de littérature plus tard, le charme prenait toujours.

Bienvenue au club, c'est l'histoire d'une bande d'ados anglais dans les années 1970, qui observent de loin les événements politiques - attentats de l'IRA, mur de Berlin, grèves et crises syndicales, et jusqu'à l'élection de Thatcher - qui les dépassent complètement. Il faut dire que leur quotidien dans leur école privée de Manchester les occupe davantage : il y a les amours adolescentes, les blagues potaches, l'humiliation des cours de sport à la piscine, les passions naissantes pour le rock et le punk, les examens de fin d'année, le racisme ordinaire. Mais parfois, la politique les rattrape.

28.01.2007, Commémoration du 35e anniversaire du Bloody Sunday
photographe : Neverending september : https://www.flickr.com/photos/radiomaria/3390672482/ .


Un roman expérimental ?

Certes, en 2017, on ne peut pas dire que la forme du roman choral, ou le jeu des collages, soit quelque chose d'absolument novateur. Néanmoins Bienvenue au club est un roman "tout public" publié en 2001, alors remettons les choses dans leur contexte. Jonathan Coe expérimente sans que cela devienne lourd.

D'abord, donc, le roman choral : Bienvenue au club ne raconte pas l'histoire d'un seul, mais de nombreux personnages différents. Bien sûr, il y a les personnages centraux : Benjamin Trotter, le doux rêveur qui s'imagine en auteur, compositeur, artiste complet, un albatros à la Baudelaire, qui plane à dix mille kilomètres au-delà des préoccupations prosaïques de ses camarades, d'une maladresse attachante qui en fait le support d'identification privilégié du lecteur. Mais autour de Benjamin gravitent sa soeur, Loïs, et sa romance tragique, Richards, que tout le monde appelle "Banania" parce qu'il est le seul noir de l'école, Bill, le parent d'élève syndicaliste - que je n'ai pu m'empêcher de voir sous les traits de Franck Sobotka, de la saison 2 de The Wire - Barbara, Philip, Doug... Au bout de trois chapitres, je me suis mis en tête de faire un arbre généalogique tant les personnages se faisaient nombreux, et il faut bien du temps avant de resituer tout le monde. Qu'à cela ne tienne, la lecture demeure facile.

Ensuite, le roman de collages. Rien de nouveau sous le soleil, puisque Aragon s'y était déjà amusé dans Le Paysan de Paris, mais néanmoins, ces quelques tentatives, suffisamment ponctuelles pour ne pas être insupportables, rythment et diversifient la lecture. Vous aurez donc l'occasion de lire, insérées dans le roman - dans une présentation qui met en valeur leur mise en page - des lettres, des petites annonces, et des extraits du journal du lycée. J'avais le souvenir de ma lecture avortée du premier tome de Fifty Shades of Grey (il fallait bien se faire un avis sur le phénomène) : les collages avaient été effectués, mais de façon tout à fait indigeste, puisque le lecteur devait se coltiner des suites incessantes de mails ennuyeux et des pages entières de contrats juridiques. Heureusement, dans Bienvenue au club, Coe utilise ces collages avec parcimonie, et c'est juste suffisant pour être divertissant.

Un roman attendrissant

Bienvenue au club, c'est avant tout une histoire d'ados vue avec l'ironie attendrie d'un adulte. On ne peut s'empêcher de sourire en voyant la détresse de Benjamin qui s'imaginait roi des poètes et qui se comprend adolescent banal issu d'une famille médiocre perdue au fin fond de Manchester. On sourit tout le temps parce qu'on se reconnait, et parfois, on pleure un peu. Car dans le monde des préoccupations adolescentes qui nous paraissent aussi familières que risibles, revient l'histoire, "l'Histoire avec sa grande hache" comme dirait Perec, qui charrie son lot de tragédies. A ce propos, nul n'est besoin d'être un expert en histoire de l'Angleterre pré-Thatcher (même s'il vaut mieux se souvenir de l'IRA et des batailles des syndicats, mais une petite filmographie à base de Bloody Sunday et de Billy Elliott peut suffire) : puisque l'histoire est principalement vue par des adolescents qui s'en contrefichent - et se trimballent les idées reçues héritées et recrachées de leurs parents - le lecteur ne souffrira pas outre mesure de lacunes sur cette période très spécifique.

En bref : 14/20, à lire si vous voulez un bon bouquin qui vous tienne en haleine quelque temps, qui ne nécessite pas d'être un lecteur trop aguerri, si vous vous intéressez à l'histoire contemporaine anglaise, si vous avez aimé Le Cercle des poètes disparus.

Mon édition : Bienvenue au club, Jonathan Coe, traduit de l'anglais par Jamila et Serge Chauvin, 2001, Gallimard, collection Folio, 2016.

Vous avez aimé Bienvenue au club, vous allez adorer sa suite, Le cercle fermé, Jonathan Coe.

Envie de cinéma dans le même thème, allez voir...
- pour l'histoire de Thatcher : La dame de fer
- pour la question de l'IRA et des liens entre Irlande et Angleterre à l'époque : Hunger, Bloody Sunday
- pour l'importance des mouvements syndicaux en Grande-Bretagne dans les années 1970 : Billy Elliott
- pour une histoire de lycéens anglais qui se prennent d'intérêt pour la littérature (à l'instar de Benjamin, donc) : Le Cercle des poètes disparus.

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